• Lettre à mon cheval

     

    "Ecrire à une bête est d'une difficulté inimaginable" dit Níkos Kavvadías - Ecrivain grec 1910 -1975)

     

    Au début, tu ne voulus pas de moi. Tu m'avais perçu comme un maladroit à la main faible. Tu avais raison. C'était peut-être bien la première fois que je voyais de si près un cheval. [...]

    Je sais combien je t'ai fatigué. Chargé de travers, tu suivais avec soumission pendant les déplacements de nuit. Nous fûmes vite des amis. Tu t'habituas à moi. Je cessai de te perdre parmi les autres bêtes de notre compagnie. Je cessai de ne pas te reconnaître.

    Si je commence les "tu te rappelles", je ne finirai jamais. [...]

    Je te rappellerai seulement trois de nos nuits. (Je m'étonne moi-même ce soir. Je n'ai jamais parlé à personne avec une telle tendresse.)

     

    Tu te rappelles la nuit où il pleuvait ? Trempés sans pitié tous les deux, nous avancions dans la nuit. Seuls. Est-ce moi qui te conduisais ou toi qui me conduisais ? [...] C'est ton flair qui nous a sauvés. Une étable nous a accueillis. Nous avons écarté le foin et allumé un grand feu. Oui, nous. C'est toi qui me donnais le courage. Allongé, je t'écoutais mâcher. Ensuite je t'ai parlé. Jamais je ne me suis senti aussi bien avec des êtres humains qu'alors avec toi. Tout en bavardant, nous nous sommes endormis. Moi couché dans l'herbe. Toi debout. [...]

    La deuxième nuit : quand nous sommes entrés dans la zone de combat, ensemble nous avons écouté le vacarme de la guerre pour nous y habituer. Nous avons ramassé le jeune héros à la jambe blessée et nous sommes partis. Je ne t'avais encore jamais vu aussi attentif, avec un pas aussi léger. Tu avais oublié ton habitude de trotter d'un pas vif en faisant sauter le bât. Tu avais tout compris, peut-être avant moi.

    Et maintenant, la nuit dans la montagne avec la boue. Epuisés, trop chargés, nous avancions. Chevaux et mules tombés à terre nous coupaient la route. Nous, nous avancions. Soudain, tu es tombé. Nous sommes tombés plutôt. Tes deux pattes cassées, ta tête noyée dans les torrents de boue. Tu te rappelles tout ce que j'ai fait. Je n'ai pas réussi. Il faut que tu comprennes que ce n'est pas ma faute. Je n'en avais jamais tant fait. Toute la nuit je suis resté à côté de toi. Un peu plus loin, à côté de nous, un Italien mort. Au-dessus de nous, la Grande Ourse, la Couronne Boréale et la constellation d'Orion émiettaient de la lumière.[...]

    Les cals qui me sont venus aux mains à cause de ta bride me sont aussi chers que ceux qui me sont venus autrefois pendant mes voyages en mer.

    Je t'écrirai encore..

    Níkos Kavvadías

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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  • Commentaires

    3
    Samedi 7 Février 2015 à 17:23

    Magnifique ! Merci, Myrto, de me faire découvrir cet auteur !

    Je m'empresse de prendre note.

    Que ce week-end te soit doux !

    2
    Mercredi 4 Février 2015 à 18:49

    Níkos Kavvadías, je le mets tout de suite à sa place, en fin de texte. A bientôt Eva.

    1
    Mercredi 4 Février 2015 à 09:58

    qui est l'auteur Myrto, tu ne nous as pas dit... 

    Très beau texte

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